mardi 30 novembre 2010

Article 3 / Philosophes allemands et médias, par Olivier Pascault


Marquer son temps autrement : philosopher, c’est parler et écrire

Par Olivier Pascault


            En octobre 1961, Karl Jaspers signe l’avant-propos de son ouvrage Initiation à la méthode philosophique. Utiles propositions, du reste. « Quand la radio bavaroise m’invita à donner une série de conférences de philosophie dans le cadre de son université télévisée, j’en fus surpris. Quelle audace de la part de la radio, et quelle aubaine pour le conférencier ! Je n’hésitai pas : la philosophie est destinée à l’homme en tant qu’homme, elle appartient à chaque individu. » (1), écrit en ouverture Jaspers.

            Pour lui, cet exercice est un défi, car « cela ne veut pas dire que j’allais parler de petits sujets philosophiques », et relève d’un vœu de puissance de la parole par la rédaction délibérément brève d’un texte : « quiconque fait de la philosophie est tout de suite dans les grands sujets et dans la philosophie ». Le souci de la brièveté ne suppose pas pour lui de « donner des éléments simples afin de préparer l’auditeur à l’activité philosophique », mais bel et bien de philosopher avec lui.

            Jaspers, comme T.W. Adorno, G. Anders, etc., actent une pensée en mouvement, entre textes radiophoniques et écrits livresques. Ils se singularisent tous de la tradition radiophonique empruntée par des philosophes Français qui eurent eux aussi recours à la radio, tels G. Deleuze, M. Foucault, J.-P. Sartre. En effet, il y eut un parti pris délibéré en France durant de longues années : ou bien la conférence et le séminaire enregistrés, ou bien l’entretien radiodiffusé. La philosophie, l'histoire de la philosophie sont des exercices particulièrement ardus à mettre en voix devant un microphone. Soit l'on aboutit à une vulgarisation pas forcément du meilleur effet au plan didactique et dialectique, soit on aboutit à faire parler un « grand auteur » sans aller au fond d'une mise en perspective d'un travail en cours, d'une recherche s'élaborant en direct. La notion de direct ou des conditions du direct est essentielle pour les philosophes Allemands. En Allemagne (ou aux Etats-Unis pour Adorno qui a commencé là-bas sur une station de la Côte Est), les philosophes préféraient résolument un texte comme base, surtout un texte très élaboré et travaillé dans l'urgence rédactionnelle, puis la calme narration derrière le micro et l'improvisation du direct qui, par la suite, devait prendre son ampleur dans les textes parus qui s'ensuivent. En conséquence, nous devons nous rendre à l’évidence, cela produit des textes brillants et agréables à étudier.

            En outre, pour nos philosophes Allemands, il n’est pas question à la radio d’enseigner ou de communiquer des connaissances, comme le font nos Français qui privilégient la transmission d’opinions et la délibération autour d’un livre. Pour Adorno, Jaspers et autres, il s’agit de suivre le chemin de la philosophie. Il s’agit de traiter d’un sujet au fond et de savoir en débusquer toutes les expériences. Leurs conférences radiophoniques forment des textes originaux, nourrissant la matière même de leur œuvre. Elles disposent librement d’un sujet, abordent toutes les problématiques mais reviennent toujours à un centre commun : unifier le savoir, rationaliser les expériences humaines, pour que la philosophie, comme le note Adorno, « passe du mode de pensée à une attitude générale de philosophe critique dans l’examen du réel » (2). Contrairement aux radiodiffusions françaises de la philosophie, les formules rhétoriques ne sont pas légion chez nos penseurs d’outre-Rhin. Ils écrivent, disent et écrivent en même temps. Lors des parutions livresques de leurs conférences radiophoniques, il n’y eut guère besoin d’un travail éditorial pour remanier les textes, contrairement par exemple aux entretiens de Sartre avec Michel Contat (3) qui se lisent mieux qu’ils ne s’écoutent.

            Il est assez surprenant de constater de prime abord qu'il existe une telle disparité géographique d'une aire philosophique à une autre, d’un mode de radiodiffusion à un autre, si nous pouvons nous autoriser à les qualifier ainsi. Les philosophes Français n'ont jamais bouleversé le medium radio ni la méthode radiophonique, contrairement aux Allemands. P. Bourdieu illustre à lui seul la crainte et l’antipathie de la tradition française envers l'oralité, y compris pour ses propres enseignements en séminaires devant son auditoire (4). Or, philosopher, c’est marquer son temps en le décryptant. Parler, écrire est au fondement de la geste philosophique inscrite dans l’histoire. Autrement dit, l’oralité socratique est une lutte pour dire et réaliser la philosophie. L’oralité philosophique est aussi « noble » que l’acte d’écrire. Il nous faudra revenir ici sur cette question et développer nos présents propos liminaires, sans doute en relisant ces auteurs qui ne se sont jamais scindés en deux dans leurs travaux.

Olivier Pascault
[article publié dans la revue Mercure –les médias autrement, n°1, hiver 2007)



Notes.

Note 1 :
Jaspers, Karl : Kleine Schule des Philosophischen Denkens, Munich, R. Piper Verlag, 1965. Traduit de l’allemand par Laurent Jospin sous le titre : Initiation à la méthode philosophique, Paris, Ed. Payot, 1966.

Note 2 :
Adorno, Theodor W. : The Stars Down to Earth, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1975. Traduit de l’américain par Gilles Berton sous le titre : Des étoiles à terre, Paris, Exils Editeur, 2000.

Note 3 :
Sartre, Jean-Paul & Contat, Michel : Autoportrait à 70 ans, Gallimard / France Culture, 2005 ; première radiodiffusion en 2001. Entretien repris dans Situations, t. X, Paris, Gallimard, 1976.

Note 4 :
Pour s’en convaincre, et lire un condensé des craintes françaises à l’égard de l’audiovisuel, consulter Bourdieu, P. : Sur la Télévision, Paris, Liber, 1996.



vendredi 26 novembre 2010

Les contemporains - 4 / François EMMANUEL, par Olivier Pascault

Convention littéraire & sobriété que nous aimons

par Olivier Pascault



François Emmanuel dérange. La Chambre voisine reste une intrigue conventionnelle, au dénouement attendu mais ô combien proche de ce que nous apprécions de sobre avec son auteur.

Ignace, le narrateur, va petit à petit saisir ce qui pèse sur sa famille, peu après l’arrivée d’un étranger dans la grande demeure de Seignes, un jour d’été étouffant. Else, sa jeune sœur, est portée disparue à Oszkina, en Pologne, depuis trois ans. Que lui est-il arrivé ? Où se trouve-t-elle ? Aucune réponse, personne pour le savoir, ou plutôt personne ne veut ou n’ose le dire. Depuis le jour où sa jumelle a disparu, Maud a trouvé refuge dans un comportement inexplicable, presque inquiétant : demeurant muette, elle s’enferme dans sa chambre et rédige des lettres à l’absente, et accomplit en quelque sorte un voeu de silence.

Quatorze années passent. Ignace se rend en Pologne, à Oszkina, après qu’il ait reçu une correspondance qui lui révèle la trace de sa sœur disparue. Une longue enquête lui permet de retrouver Else. Cinq ans passent encore. C’est à Seignes, alors que sa mère est entrain de mourir, qu’enfin les événements s’expliquent.

François Emmanuel restitue dans son roman un secret familial que ne se partage pas tous les membres d’un clan. La mère et la grand-mère s’entredéchirent, l’oncle plonge dans la folie. La noirceur de son texte est totale, et paraît être l’esquisse d’une violente réflexion intérieure sur l’obsession causée par le manque, l’absence d’un être aimé, le deuil symbolique ou le réel. On percera donc à jour le fil qui relie La Chambre voisine et un texte court et méconnu de F. Emmanuel, Portement de ma mère, paru début 2001. Comme la chaleur étouffante qui nous draine dans l’entrée du roman, F. Emmanuel manie le double registre de l’ellipse et du mystère, ce mixage favorisant le climat étouffant de son écriture. Et même si François Emmanuel écrit une langue un peu précieuse, sa Chambre voisine modifiera notre existence de lecteur, car voici là un roman qui se mémorisera aisément.


Olivier Pascault
[article publié pour je ne sais plus quelle revue…]

·        François Emmanuel, La Chambre voisine, Editions Stock, Paris, 2002, 183 pages (15,55 euros).





jeudi 25 novembre 2010

Article 2 / EUGENE STIGLITZ, L'économie chute, par Olivier Pascault


L’économie mondiale en chute libre

par Olivier Pascault


            Dans le champ éditorial très encombré des essais consacrés à la « crise » [Cf. Note] financière de 2007-2009, il n’est pas aisé de choisir un traité audacieux pour livrer les clefs d’une critique sérieuse.

            Le Prix Nobel 2001 d’économie Joseph Eugene Stiglitz et ancien responsable des conseillers économiques du Président Bill Clinton, violent critique acéré du Fonds monétaire internationale (FMI) et de la Banque mondiale, célèbre fondateur par ailleurs de l’école du « nouveau keynésianisme », s’est attelé à la tâche avec son dernier opus, Le triomphe de la cupidité.

            Méthodiquement, pour lui, il était nécessaire de ne pas se précipiter pour livrer une analyse de cet ouragan sur l’économie mondiale, caractérisé par une « crise » financière engendrant tous les désastres commentés : destruction massive d’emplois, chômage exponentiel, politiques d’austérité orchestrées dans les Etats, sous recommandations du FMI… C’est donc une réflexion générale sur le système financier mondial que propose Stiglitz. Analyse et critique détaillent autant la période d’avant la « crise » pour se pencher sur les mesures, réformes et contre-réformes prises après l’ébullition médiatique des marchés. Pour Stiglitz, les décisions qui ont été prises par les chefs d’Etat des puissances capitalistes n’obèrent pas les erreurs en cause. Au contraire. Aux effets d’annonce, elles n’enrayent guère le déséquilibre immanent entre des économies capitalistes hautement concurrentielles.

            Le titre original du livre évoquerait davantage la « chute libre » (freefall) d’un supersonique concentrant une planète déjà en feu avant le crash. Pour l’économiste keynésien, c’est moins la cupidité que les perversions inhérentes à un tel système financier ayant pris son autonomie par rapport aux autres acteurs économiques qui compte. Les subprimes fonctionnaient comme un aiguillon pervers du système du crédit immobilier américain. Plus la population pauvre rentrait couverte d’illusions de devenir propriétaire dans tout le système, plus l’esbroufe est devenue patente en rendant les banques propriétaires de biens immobiliers inabordables pour les travailleurs pauvres. En réalité, si esbroufe il y eut, elle résidait dans la propagande qui fit croire aux ménages modestes qu’ils pourraient s’offrir des moyens de financements sûrs quand il s’agissait de fait d’accroître les commissions et profits à court terme des banques américaine. Et peu importaient à celles-ci que les néo-propriétaires se retrouveraient sur la paille. Un fétu brûle… tout le système prend très vite feu. Exactement ce qui s’est déroulé sous nos yeux pour tout le système financier.

            Ce que Stiglitz met en avant, c’est la malignité d’organismes de contrôle monétaires qui ont laissé prospéré de tels calculs bancaires, avec une solide complicité des autorités publiques américaines.

            Las ! au nom de quel saint la FED (banque centrale américaine) gouvernée par Alan Greenspan et les administrations Bush-Obama se sont-elle vouées ?

            Innovation financière et déréglementations tous azimuts sont le saint bicéphale d’une catastrophe aux origines prévisibles. Pourtant, beaucoup ont ri des prévisions émises ici où la, dans la presse internationale, les revues scientifiques et militantes, aux livraisons restreintes ou élargies.

            Les analyses de la « crise » que Stiglitz produit sont connues et partagées dans le monde. Sa différence, ou plutôt l’intérêt de lire son essai, tient dans sa critique violente des politiques dites « anticrises » suivies par toutes les administrations fédérales américaines. Georg W. Bush a renouvelé les balbutiements du Président Hoover qui, en 1929, a refusé de relancer immédiatement l’économie. Quant à Barak Obama, il se caractérise par la faiblesse et la timidité de son plan de relance organiquement non stimulant pour l’économie américaine. Qui plus est, l’administration Obama est restée complaisante avec les milieux financiers ; au final, ils affirment sa puissance sur elle et la faillite intégrale du champ politique. Et Stiglitz remarque, non sans une pointe d’ironie, que l’Etat britannique a eu le « courage » d’acquérir la propriété du capital des banques en échange des fonds avancés pour les tirer du mauvais pas dans lesquelles elles commençaient de s’engouffrer. Le sauvetage du plan Obama accordait, lui, un renflouement des banques précisément dans le collimateur des indices de la « crise » sans aucune compensation pour les contribuables américains. En conséquence de quoi, les économistes le remarquent tous, quelque soit leur école ou tendance, il y a de quoi s’alarmer d’un message lancé à la finance avouant que l’Etat couvrira toujours les excès des banques. Sur ce, Stiglitz pointe en plus l’inanité générale de la réponse coordonnée au plan mondial, voire son échec absolu quant à l’objectif de relance des économies nationales et des réglementations étouffées dans l’œuf du système financier mondial. En keynésien affirmé, Stiglitz ne ponctue pas son essai sur les causes et échecs de l’après « crise ». Il laisse ouvertes des pistes pour la recherche à peaufiner. Commentant ce qu’il nomme « la réforme des sciences économiques » qu’il appelle de ses vœux, il stigmatise au surplus les débats entre économistes qui aboutissent en prise directe sur des décisions prises par les Etats et les organismes internationaux, tel le FMI. En particulier les postulats qui se veulent des acquis comme « l’efficience des marchés financiers » qui ont provoqué le krach. Et à l’instar de son maître, il ne manque pas de fournir, dans Le triomphe de la cupidité, des propositions provisoires qui pourraient servir une réforme de l’économie mondiale, centrée notamment sur la question monétaire : créer une monnaie de réserve internationale. John Maynard Keynes l’avait proposé à la suite de la crise de 1929. Où se trouve ici l’originalité d’un postulat autrement plus réformateur d’un pan politique mondial préétabli ?

            Quelle serait l’utilité de cette « véritable monnaie de réserve internationale » ? Partant du constat que la consommation chinoise s’accroît formidablement vite, cette mesure, couplée à la montée en puissance générale de la Chine, servirait de catalyseur pour résorber le déséquilibre international fauteur de troubles : les déficits américains commerciaux, budgétaires (et en besoins de financements) signent leur creusements avec les excédents chinois dans tous ces domaines.

            Sont-ce là les seules causes de la crise de la finance, et donc de l’ensemble du système économique mondial ? Sont-ce là les seules réponses que peuvent apporter les économistes et décideurs politiques ? Rien n’est certain. L’avant-guerre s’accommode de tous les pansements, quitte à gagner un peu de temps sur le pire… en attendant le crash.


Olivier Pascault
le 25 novembre 2010.



  • Joseph E. Stiglitz, Le Triomphe de la cupidité, Ed. Les liens qui libèrent, Paris, 2010, 473 p., 23 euros - traduit de l’anglais (américain) par Paul Chemla.

[titre original du livre  : Freefall : America, Free Markets, and the Sinking of the World Economy]


Note :
[N] Nous reviendrons prochainement sur cette épineuse problématique de « crise » financière et/ou économique à notre manière prismatique.
En effet, nous pensons, avec d’autres, que 2007-2009 ne marque pas le début d’une « crise » qui est consubstantielle au développement historique du capitalisme fait de crises successives et de contradictions inhérentes à sa base marchande, plus ou moins résolues provisoirement, plus ou moins factrices de tensions, de « crises » et de guerres quand il s’agit de résoudre tout aussi provisoirement un antagonisme fondamental matériel autant qu’idéel.
L’analyse des situations concrètes, à la fois historiques, idéologiques et économiques, conjuguées à un caractère imaginaire-historique de toute construction humaine, permet de saisir qu’une secousse, un krach, une crise (…), ou tout autre acceptation, signe la plupart du temps une ère d’avant-guerre.



mardi 23 novembre 2010

Les contemporains - 3 / Roland Jaccard, par Olivier Pascault

Les rencontres de Jaccard délient le plaisir de créer

par Olivier Pascault



Roland Jaccard chez lui

            Roland Jaccard est passé maître dans l’art de concevoir le journal intime, nous convoquant au rendez-vous de la vie littéraire et intellectuelle du pays, avec une force centrifuge quelque part entre Seine et Observatoire de Paris. Il féconde en nous l’idée de nous soucier non de plaire mais de créer et provoque l’examen précis des questions que nous nous posons sur le creux de l’existence, sa propre dérision, le cynisme, la mort, le suicide dont il avoue dès que possible qu’il est sa tentation incessante. Mais, acquiesçons-le, son obsession du suicide corrélé à son amour invétéré des jeunes femmes de passage dans le bord intime de son départage amoureux, demeure l’une des preuves que son aura d’écrivain et d’éditeur restera dans cet abîme qui le hisse une fois digérée sa connaissance par les gouffres ou ses deuils passablement désinvoltes.

            Déjà reconnu comme activiste parmi les diaristes patentés, avec L’Ame est un vaste pays (Ed. Grasset, 1983), L’Ombre d’une frange (Ed. Grasset, 1987) et Journal d’un homme perdu (Ed. Zulma, 1995), Roland Jaccard voudrait nous faire croire que Journal d’un oisif est une simple tenue, à laquelle il s’excuse par avance, des journées du 23 mars 2000 au 26 novembre 2001. Pourtant, lancinante, que dis-je, aimante et admirative reste son évocation à plusieurs reprises de l’actrice américaine Louise Brooks : à ses yeux elle figera le symbole du choix décisif, de l’absence de tout compromis, y compris avec soi-même dans son art, sa radicalité et son essentialité qui aurait permis de faire d’elle « une philosophe beaucoup plus radicale et profonde que Lou Andréas Salomé », selon Marcel Conche (13 février 2001, p. 140-141), Conche ajoutant dans une lettre adressée à Jaccard : « Mais elle n’a pas eu de chance dans ses rencontres, contrairement à Lou » (idem, p. 141).

            La rencontre est ainsi un élément essentiel de ce livre : avec les parties d’échecs le samedi au Lutétia, avec un Nabe sous un jour encore plus inquiétant, Polac, Dachy, Zagdansky, Audi ou Rosset au Café de Flore autour de la tasse des discussions primordiales sur les livres, les articles sur quelques uns parus dans Le Monde, les jeunes filles, Pessoa, la circoncision au débotté, une partie de ping-pong, la lecture de Libération pour la seule présence de Skorecki. Bref, la vie et les attaches matérielles qui s’y rapportent permettant à la cervelle de remuer au plus profond d’une pensée en mouvement, en constat que Jaccard n’avoue plus mais détaille sur son lien avec Cioran : « Cioran et moi avons partagé la même idée fixe : se venger. De Dieu, de la vie, de tout et n’importe quoi. Mais avec style. Et en suivant nos humeurs. » (2 avril 2000, p. 22). Car rien de systématique ne touche les travaux de R. Jaccard, simplement une marche en jeune homme sur les rives du beau linge, qu’il ait publié des travaux sur Louise Brooks (L. Brooks, portrait d’une anti-star, Ed. Phébus, 1977, réédité en 97), le cynisme, La Folie (Ed. PUF, coll. « Que sais-je », n°1761, 1979, 6ème éd. en 1997), Wittgenstein, Schopenhauer ou le nihilisme.

            Nous suivrons donc Roland Jaccard faussement oisif et nous apprendrons à découvrir un immense laborieux qui tait cela pour trouver refuge dans la déambulation généreuse. Pour autant, parfois, des assertions en apparence fort éloignées l’une de l’autre font rimer les détours que prennent la tristesse : « (…) car la condition même de l’amour réside dans une totale méconnaissance du partenaire » (27 mai 2001, p.161), citation étrange qui aboutit, plus loin, à vouloir, en toute éventualité, expliquer le deuil profond de l’amour ultime : « Le lendemain de la mort de ma mère, j’ai participé à un tournoi de tennis de table (…). J’avais perdu ma mère, mais je gagnerai ce tournoi. Après, je m’effondrerai » (après le 12 septembre 2001, sans date, p. 167).

            Le « cynique » Roland Jaccard nous promène donc dans Paris et ses intérêts de lecteur, ses réflexions littéraires et philosophiques, ses observations des amis, écrivains, maîtresses, journalistes. En cela les lecteurs de cet abrégé de plénitude éprouvent déjà la satisfaction d’avoir été titillés du côté de la curiosité… nonobstant, nous apprenons de lui une belle leçon, lui qui est revenu de son attrait pour la mort : « la vie est précieuse », parole de l’inconnu des environs de la piscine de Pully (sans date, p. 169). Là réside sans doute tout l’esprit de la collection qu’il dirige alors avec l’ami Paul Audi, collection de vies qui se trouve ainsi balayée dans la force de l’aventure, avec ironie et un goût pour l’énergique, le passionné, le dévoilement de l’homme aimant l’Homme, ce que finalement Roland Jaccard parvient bien à nous faire savourer de lui, de ses livres à lui et ceux qu’il publie.


Olivier Pascault

[article paru dans le journal Place aux Sens, n°6, 2002]


·        Roland Jaccard, Journal d’un oisif, Ed. PUF, coll. « Perspectives critiques », Paris, 2002, 190 pages, 17 euros.




lundi 22 novembre 2010

Les contemporains - 2 / Gilles Lipotvesky, par Olivier Pascault

 

Fuir le monde, Lipovetsky et le néant


par Olivier Pascault


            Gilles Lipovetsky, sociologue français à la mode à la fin des années 1980, a associé son nom à l'exploration de la notion d'Individu comme « atome irréductible » de l'âge démocratique. Après avoir pointé l'individualisme de la société « postmoderne », Lipovetsky voit venir le temps de « l'hyperliberté » et de «  l'hyperanxiété » ; il demeure pour autant optimiste.

            La parution de L'Ere du vide, en 1983, fit grand bruit. Gilles Lipovetsky apparaissait comme un observateur de la société postmoderne, celle qui voyait simultanément l'écroulement des grandes idéologies et le développement de l'individualisme. Ce livre marquait l'entrée en scène tonitruante d'un « Narcisse cool et affranchi ».

            S’il y eut le « moderne » et le « postmoderne », les temps sont aujourd'hui hypermodernes. Tel est le diagnostic de Gilles Lipovetsky, capable d'analyser le luxe et le féminin et d'en tirer une radiographie sociologique de toute une époque. L'idéologie du progrès propre à la modernité n’est plus d'actualité ; or, la revendication hédoniste de la postmodernité, (années 60-80) est, elle aussi, caduque. Survient donc l'hypermodernité.

            Dans Les Temps hypermodernes, tout semble aspiré par l'urgence et la profusion : libéralisme économique, fluidité médiatique, hyperconsommation… mais aussi les paradoxes. Nous vivons l'instant, mais on s'inquiète du futur. Nous subissons les médias, mais on filtre leurs messages. Nous désertons la politique, mais on s'investit dans le bénévolat. Pour Lipovetsky, la vitalité démocratique est toujours à l’œuvre. Les grands systèmes agonisent, dès lors, quand l'individu est toujours empli de ressources. Malheureusement, le constat ne débouche sur aucune proposition concrète. Une sociologie hypermoderne ? Un pet de vent intellectuel ?

            L’existence dans l’hypermodernité expose un versant refoulé dans excès et une dualité, où la frivolité masque une profonde anxiété existentielle collective. De là naît un rapport crispé sur le présent, lequel triomphe dans le règne de l'émotivité angoissée. L'effondrement des traditions est alors vécu sur le mode de l'inquiétude et non sur la conquête de libertés individuelles et collectives. L'hypermodernité, pour Lipovetsky, tient également lieu de chance à saisir, celle d'une responsabilisation renouvelée du sujet.

            Cet essai est composé de trois parties. Le texte de Gilles Lipovetsky est précédé par une introduction signée du philosophe Sébastien Charles, suivi par des entretiens sur son parcours intellectuel. Cet ensemble de textes reste bref mais dense et donne à la fois un résumé et une analyse de nos temps confus du marais intellectuel.

            Père de deux filles et toujours marié avec leur mère, il se réjouit des familles recomposées et des sexualités libérées. Il se vante de son goût favorable à la légalisation du cannabis mais se montre très hésitant sur une éventuelle loi sur le voile. « La conso (comprendre consommation ; Lipovetsky se veut moderne jusqu’au bout du clavier) des autres m'intéresse mais je vis facilement avec rien » … et il se dit philosophe et sociologue ! De la philosophie de comptoir ou plus sûrement de la sociologie de lounge !

            Lipovetsky se réjouissait de voir la nation, l'armée, l'Eglise jetées par-dessus bord pour faire sortir des flots capitalistes le démocrate radieux, droit-de-l'hommiste et consumériste. A regret, le « philosophe » doit bien admettre que l'affranchissement de l'individu génère autant d'angoisse que de créativité, même s'il peine toujours à reconnaître que l'homme libre est de plus en plus inégal et de moins en moins fraternel. En résumé, un auteur biberonné à la valve d'un oubli nécessaire pour qui veut progresser dans sa vie intellectuelle et personnelle…


Olivier Pascault
le 22 novembre 2010.


  • Gilles Lipovetsky [avec Sébastien Charles], Les Temps hypermodernes, Ed. Grasset, 2004, Paris, 186 pages (12 euros).




Les contemporains - 1 / Odile Massé, par Olivier Pascault


Les ogres d’Odile Massé

par Olivier Pascault


Depuis plus de vingt ans, Odile Massé, comédienne et écrivain, publie ses livres avec douceur et force. Déjà sept publications jusqu’à La vie des ogres : récits inquiétants, proses sanguinolentes et cruelles, entre farce et tragique ou comique. Son entrée en littérature nous est due aux éditions Æncrages & Co, avec Alma Ater (1986), puis Vingt et un cannibales (1991).

Odile Massé semble habituée depuis son enfance à l’arrière chambre des horreurs, à son univers qui lorgne un rire déployé face au tragique de l’existence ou du fait brut, la circonstance inatténuante. Car son approche du monde use dans tous ses textes, et encore une fois dans La vie des ogres, au recours dynamique de la cruauté, de la dérision et de la farce en miroir à l’horreur. En cela, on la placerait volontiers comme la compère privilégiée d’un Witold Gombrowicz.

Sa Vie des ogres est une bambochade de poésie concrétisée en une forme romanesque destinée à nous faire pénétrer dans des contes primitifs où la légèreté s'accorde à une conscience aiguë de l'horreur, de la fatalité, de la dérision et de la désinvolture. C’est un livre qui dévoie la réalité pour lui substituer un monde imaginaire physique au sens des accouplements entre ogres et femelles, jonctions, disjonctions des corps, à s’unir et se dévorer après l’extase, à s’annihiler ou se livrant à la vie, formant là le récit presque millénaire d'un univers préfigurant la condition humaine.

Belle langue que celle de Massé qui rejoint la prose poétique après sa publication aux Editions Mercure de France, en 1997, de Tribu (Grand prix de l’humour noir), où la famille invoquait la majesté des querelles dans le sang et les humeurs (autant les liquides que les caractères) humaines composées de silence entre ses membres. La maîtrise de plume de La vie des ogres est avérée. Elle s’affine de plus en plus et est située dans une économie de mots répétés à l’envi, pour ne prendre que le plus juste qui sonne à la diction orale ou mentale, par des phrases nettes qui s'enchaînent au plus simple comme si Odile Massé voulait s’incorporer à ses supposés ancêtres qui la hantent dans les ogres : « Encore elle attacha son homme au pied du lit, l’attacha, par les draps déchirés en lanières l’attacha, lia, ligota et fit nœud sur nœud tout autour de sa verge dressée, tout autour, et puis d’un coup s’y empala, au centre de son corps là d’un coup s’empala, arrimée à la chair qui s’était boursouflée » (II, p. 14).

Les ogres seraient des ancêtres rajeunis, qui pourraient revenir pour une fin du monde, on ne sait jamais. Or l’écriture d’Odile Massé hume les mœurs passées de leurs vies faites de tumultes et d’incessants festins de corps déchirés et de caresses s’achevant dans la perte, la mort, l’appétit replet. Les scènes de la langue deviennent alors les habits de la page mise en mots, épousant le papier comme si l’essentiel se trouvait dans la succession des épisodes courts, tranchants, même si parfois se trouvent à de rares exceptions des passages ou membres de phrases bien conventionnels dans les évocations du sexe pour le sexe évoqué par une femme. C’est par exemple le cas du passage XXXIX, p. 51, où le plaisir de la femme de l’ogre ressemble trop aux descriptions commises par quelques femmes hardies à faire paraître de la copie en rabaissant leur propre sexe ; elles ajoutent de la confusion entre désir, sexe et boucherie dans le monde gluant du roman nombriliste et soliloque d’aujourd’hui publié finalement par des complices de la domination : « (…) chaque fois qu’au-dedans d’elle il pénétrait, chaque fois tandis qu’elle sous lui n’était que déchirure et liquides fluants, chaque fois il respirait plus fort et grandissait (…) ». Mais qu’on se rassure, nous n’avons relevé que trois passages qui auraient pu être biffés cependant qu’ils n’enlèvent rien, absolument rien, à l’aisance de la folie de plume d’Odile Massé, qui marie si bien les ogres à un suspens et une chute inéluctablement surprenante. La vie des ogres, un livre à se procurer, à lire pour soi et à voix haute autour de soi ou sur la scène de ses amitiés pour son message lancinant, sa musique aérienne sur fond de condition humaine terrible et, enfin, sa poésie de gorge.


Olivier Pascault
[article paru dans le journal Place aux Sens, n°6, 2002]


  • Odile Massé, La vie des ogres, Editions Mercure de France, Paris, 2002, 147 pages (10,50 euros).



samedi 20 novembre 2010

Citation 7 - Général Lee

"Je rends grâce à Dieu de m'avoir fait connaître la guerre, autrement j'aurais pu en tomber amoureux".

Robert E. Lee
(1807-1870)

[Lee a été un général sudiste de la guerre de Sécession. Il eut été profitable à son peuple que l'écrivain-guerrier allemand Ernst Jünger fasse sienne cette maxime.]

mercredi 17 novembre 2010

Itinéraire Christian Ganachaud (2/3), par Olivier Pascault


Dieu joue atout coeur ! - La rythmique selon Christian Ganachaud

par Olivier Pascault

Qu’on se le dise, fidèles et infidèles, fous, incroyantes et apostats, Dieu est pour Christian Ganachaud un être débordant de bontés terrestres. Avec Les aventures des Frères Ganache à la recherche de Dieu, il ne sait plus où crécher après des déboires de santé. Il affectionne les alcools forts et déprime souvent de son grand corps qui déborde de la planète. Aux cartes, il commence le jeu : atout coeur. Les Frères Ganache sont ses copains, sa famille. La trinité s’emballe, Dieu peut déballer son fourbi tenant dans un sac plastique et attacher sa mobylette dans la cour dévastée de la ferme. Mais là, nous sommes à la fin du roman.

Il n’est pas inutile de livrer d’emblée une citation tenant lieu de résumé pour saisir les arcanes de l’intrigue :
« Nous n’avons pas connu le fils du vieux. Lorsque nous sommes arrivés à la ferme, c’était déjà une légende. A seize ans il est parti à Paris pour devenir poète, avec la moue dédaigneuse des visionnaires, il est revenu trente-trois ans plus tard dans le rictus pétrifié des morts. Il avait cru découvrir la vraie vie dans le monde littéraire, il découvrit l’enfer comme un lutin croyant rêver dans le jardin d’Eden se réveille dans une arène au milieu des tigres, quelle merde furent ses derniers mots écrits sur le bout de papier découvert dans sa piaule pourrie.
Il s’est jeté du sixième étage d’un hôtel minable, une trop grande lassitude, mort par excès de vie comme nous mourons par excès de Dieu, semblable à ces squelettes d’oiseaux chus dans la montagne par excès de soleil, comme nous vivons par excès d’espace, et le fils écrivit par excès de Verbe. Le fils laissa derrière lui un manuscrit, les pompes funèbres ramenèrent le texte et ses quelques fringues, le soir de l’enterrement le père lut le livre de son fils puis déchira chaque page et les avala en buvant du vin. Il mangea toutes les feuilles jusqu’à la dernière page, jusqu’à ce qu’il fut saoul, jusqu’à ce qu’il tomba en saignant, jusqu’à ce que le rat lui rentre dans la tête. » (p. 45-46).

Au commencement était le verbe et le verbe sursoit au trop-plein de silence, le creux qui membre le vide d’absolu. Le père reçoit la dépouille de son poétique fils parti conquérir les lettres parisiennes comme on allait d’antan chercher à réconcilier les pharisiens. Mais les parisiens sont hostiles à la bonté, davantage dans le monde des lettres qu’ailleurs. Pour cause, Paris n’est plus au peuple, il en a été chassé à sa périphérie. Les deux frères Ganache, adoptés par le Vieux pour travailler dans la ferme, n’ont plus qu’une mission confiée par le vieux qui se meurt : rechercher Dieu. Mais les Frères Ganache sont des tarés d’absolu : en premier lieu, ils dénichent Dieu dans l’annuaire. Ils sont du village de Clou, trou perdu dans le Massif central. Mais ce peuple là a une vie, des caractères, ils aiment ou se détestent, forniquent au grand air ou se cognent la tête dans les troncs de bois faute de partenaires.

Autant le dire, nous sommes secoués en tous sens par Ganachaud : par la qualité, la maturité de son écriture, de son art de la narration, ses dialogues, la minceur de l’arête sur laquelle les Frères se trouvent entre gouffre et salut, la drôlerie et, comme toujours, de deux marques de fabrication de la maison « Ganache » qui nous paraissent confirmer un jugement général.

Son art et faculté, d’abord, à nous plonger dès les premières pages dans tout un univers, bref, à marier à la perfection l’uchronie et la médiation avec ce qu’il lit, étudie, comme un passeur bravache qui aide son lecteur libre de le suivre en toutes pérégrinations ; son cisèlement détonnant du dialogue et la mise en scène des situations, par exemple le frangin passant la nuit avec Prouty, sa peluche tant aimée, le Vieux et son rat qui lui mange une à une les parties du crâne, puis de tous les organes du corps depuis son dialogue invisible avec son fils mort. Cet aspect doublé, ensuite, pour la première fois chez Ganachaud (parmi ses dix livres publiés jusqu’à celui-ci), de l’usage du présent, sert des réflexions sous-jacentes sur la politique (la bataille devant la maison Ganache entre les partisans du OUI et ceux du NON ; avec un cantonnier qui, au final, balaie les dents laissées sur le champ de bataille, comme après toute manifestation ; ici, démonstration mémorable), la foi, la recherche personnelle, l’absence, la mort, les petits et laids comme réceptacles de la grâce proprement humaine.

En effet, Christian Ganachaud mène tout lecteur dans un monde où la quête, la foi, les croyances et leurs symboles vivants sont rendus accessibles aux néophytes et aux incroyants en y délivrant un message profondément bienveillant, humaniste (osons le mot !) : faire comprendre, par la concrétion de la tolérance dans un livre de fiction, que ces croyances n’ont pas à être stigmatisées, honnies ou politiquement exécutées. Elles font le monde, la culture et l’histoire. Elles font le monde parce que tout ne se perçoit pas immédiatement par la seule connaissance rationaliste, foi de matérialiste ! Pourquoi ? Un personnage, l’abbé Bigote, peaufine le plan de Dieu, tentative de syncrétisme entre symboles, croyances magiques et éléments d’exégèses bibliques ; ce plan s’avère une construction vaine qui ne fait que mener à une fête écumante les 132 habitants du village. Cette tentative de calcul rationnel pour parvenir à Dieu est donc caduque. Malgré tout, la parole de Jean, le message johannique de la raison comme vecteur de la foi est montré dans Les Aventures des Frères Ganache dans l’interaction permanente entre foi et raison, l’une menant l’autre. En réflexivité. Autre chose primordiale est la présence de personnages secondaires qui impriment la marque du déroulement narratif, puisque les caractères humains, épurés, condensés, nous montrent combien l’inversion des pôles est la règle des sages, ou des fous : le fou / sage (ou Dieu) ne se pose pas la question de savoir si on croit ou non en lui. Il est. Il demeure accessible, n’a rien d’un démiurge tout puissant. Dieu arrive sur sa mobylette dans le pyjama bleu de l’asile du coin. Cette posture prise par Ganachaud, corollaire à sa vie et son travail, le met en situation de rupture complète avec tout prosélytisme, avec toute tentative de se vouer au sein poilu du Pantocrator sévère. Quelques écrivains, néo-croisés fascisants et antisémites avérés, par exemple Marc-Edouard Nabe et Michel Houellebecq et leurs clones imbriqués dans un christianisme traditionnel, ne peuvent que pâlir devant un tel phénomène éditorial : Christian Ganachaud, chrétien libre, annonce liberté et souveraineté personnelle quand eux choisissent de renouer avec l’esprit des années trente. Il perpétue son Dieu et non Dieu et ne demande à personne de le suivre ou de gagner la foi.

Certaines lectures stigmatiseront même un parjure dans le livre qui proviendra sûrement d’une incompréhension de la place que Ganachaud accorde au sacré. Elles seront vaines et minoritaires, pas de quoi l’embarrasser par un tel jugement (la liberté effraie les bigots) qui, au final, confirme le sentiment d’une authenticité de la foi loin des organisations cultuelles institutionnalisées. La « vie passante » (comme spectateur de soi-même) devient l’évidence absurde du monde sans la décision des Frères Ganache de devenir cristologues (au sens strict sur les Monts de Clou), après les péripéties de recherche de Dieu à la lecture nue de ce qu’on leur en dit : garagiste, notaire, instituteur, abbé... Le Vieux, le père, est la figure dramatique du néant nécessaire pour que les Frères décident, après les expériences et échecs pour retrouver Dieu, de devenir cristologues. Le néant est aussi un corps bouffé par le rat, obsédé par son souhait de voir Dieu.

Les quartzs prélevés pourraient permettre aux frangins de mieux vivre matériellement. Mais non, c’est Nasier le marchand qui en profite pleinement. Les Frères Ganache se placent au-delà, ils satisfont leur seul désir d’exister, à défaut de vivre. Ils soliloquent en jumeau, ils sont de Clou, ce village paumé, déserté de tout et veulent y rester faute de mieux. Ils habitent l’essence de Clou, ils sont la plèbe sans droit (des thêtes contemporains, en somme), sinon de se taire et ne pas compter, alors qu’ils reçoivent la visitation de Dieu.

Le silence est une vertu, du moins une initiation exprimée par ses antonymes : la Parole, le Verbe. Ce n’est pas un hasard si la chair et les corps des frangins ou du Vieux sont exemplaires d’une tare. Le délabrement est la source de la catégorie ontologique de la nécessité. Le Vieux les voulait les plus tarés possible pour le travail de la ferme, pour en faire ses servants. Le parjure, ou la limite du parjure annoncée, se situe dans un Dieu « humanisé », un être-là en tout, sans les fioritures brillantes du sacré et en un lien sectionné radicalement avec l’institution ecclésiale.

Pour ne pas conclure, Les Aventures des Frères Ganache, premier pas d’une saga, est un livre hautement réussi, le plus réjouissant qui nous ait été donné de lire durant l’année 2003. Je crois même qu’il faudra que notre écrivain mette en chantier le suivant. Ce qu’il n’a pas fait pour se diriger plutôt, avec son livre Le Fou de dieu (L’Oeuvre éditions, Paris, 2009 ; livre sur lequel nous reviendrons), dans la narration inquiétante du psychisme de l’écrivain comme objet littéraire. Or, nous voulons suivre les frangins, goûter au rire subtil et réfléchir des concepts complexes au travers de leur exécution simpliste. Ce point est essentiel : Ganachaud condense, par un chemin semblant être burlesque, le destin d’une pensée multiple fort complexe. Oui, nous voulons poursuivre la découverte des frangins, du spécialiste des sauts microbiens et de l’as du tracteur. C’est une épopée, en effet, qui renoue avec le grand style d’une littérature métaphysicienne joyeuse, ou, même si la mort rôde et son fatras de nihilisme historien en cours dans l’époque, de cette littérature absolument nécessaire à déployer. Beau travail, Christian Ganachaud, pari tenu, pari réussi qui plaira assurément à tout lecteur infidèle ou fidèle en toute lucidité de choix personnel : Un Ganache sinon rien !


Olivier Pascault


[chronique initialement parue dans la revue littéraire La Nef des fous, numéro de printemps, 2004 – texte remanié le 17 nov. 2010]




·         Christian Ganachaud, Les Aventures des Frères Ganache à la recherche de Dieu, Editions du Rocher, 2003, 126 pages (12 euros).





mardi 16 novembre 2010

Itinéraire Christian Ganachaud (1/3), par Olivier Pascault


Christian Ganachaud, l’intuition du temps, la langue flamboyante des Justes et l’alambic de l’union

par Olivier Pascault




 « Dieu existe sans aucun scrupule ».

Sal Paradise et Dean Moriarty sont pour la première fois seuls ensemble dans la spacieuse Hudson, traversant l’Etat du Washigton et les forêts de Virginie. Dean, excité par la route, perd la raison de tant de croyance, de tant de lucidité : « Nous sommes passés par toutes les formes. Tu te souviens, Sal, quand je suis venu la première fois à New York et que je voulais que Chad King m’instruise sur Nietzsche (...). Tout est beau, Dieu existe, nous avons l’intuition du temps. Tout ce qui a été affirmé depuis les Grecs est faux. On ne rend compte de rien avec la géométrie et les systèmes géométriques de pensée. Tout est dans ça. » Jack Kerouac, avec son maître-livre Sur la route (Ed. Gallimard, 1960, respectivement p. 172 et p. 171), déploie les tonalités célestes du vagabondage à la recherche du it, à l’enseigne d’un souffle de Louis Armstrong dans son instrument, une couverture de ciel sur une couche de terre dans les alcools et les odeurs de grésil des ballasts des voies de chemin de fer. La fière manière du chemineau unit le sel de la sueur de marcher à sa quête incandescente : la liberté, le silence et la sainte intimité.

Christian Ganachaud se trouve être dans cette exacte posture sur la voie qui est sienne. Seul sur scène, à la genèse du crépuscule, il entame le chorus liminaire de sa plume en alto-saxo, déroulant ses idées sous le tempo de la batterie du monde. Lecteurs, nous devons tâcher de le suivre. Il se hausse, inlassable, jusqu’à son destin dans le souffle. Et là, stupéfaction, le it surgit, révélation au milieu du chorus (le monde). Lecteur, je suis saisi, secoué, abasourdi par la maturité d’écriture de Ganachaud. Il l’a ferré ce it, il le serre en lui et nous le tient en offrande. Il le pique une nouvelle fois, il l’excite. On le lit. On boit ses dialogues, on rit aux éclats. Chaque mot, chaque phrase devient une partition indocile : le temps se fige. Il s’amplifie.

Poète du répit et rimailleur des néants conscientisés, Ganachaud aplanit les stigmates de ses prophéties en des visions lunaires dans la plèbe et le petit peuple rédempteur. Le it s’épanouit. Il vibre et remplit le vide du monde, le vide de l’espace avec les substances de nos propres vies, de ses délires oniriques d’où jaillissent des confessions incongrues sublimées en un bel art. Tout cela en se jouant de la composition confortable d’une pensée conforme. Le souffle de Ganachaud, jamais grave mais haut, va et vient dans ses livres, explorant l’infinie de l’humaine condition de l’homme empreinte d’apparentes finitudes. Sa mélodie est la terre, la poussière et le sable. La rocaille, surtout. Il touche au sacré, à l’humanité enfouie dans les caractères de ses personnages. Car le it, ici, est l’indéfinissable mélopée de la jouissance de Dieu qui est et n’éprouve nul besoin de se révéler autrement que par une langue au souffle dévoilé des méprisés et exclus du monde social. Il n’a pas le scrupule d’exister, il est encore le Corpus Christi.


Vrai, tous les livres de Christian Ganachaud forment une oeuvre minérale. Une brutalité à l’égard des productions livresques périssables. Car les livres de Christian Ganachaud sont des événements. Tous s’enchâssent pour féconder l’oeuvre blanche et noire de notre présent, le pavé mosaïque de la poésie. L’absurdité exhibe son miel et évolue chez lui en tant que siège de toutes les libertés absolues. Dans une quête, que dis-je, dans des quêtes si proches de la limpidité de la roche claire décelée dans les veines souterraines de charbon. Tous les principes moraux sont déchirés, toutes les entraves de la discipline du Livre sont libérées. Ganachaud se vit. Le rire de l’absurdité en est le scellement.


Depuis La Chambre (Ed. du Rocher, Paris, 1997), premier roman du poète, Christian Ganachaud accomplit l’effort de l’amplification de sa posture dans le monde des lettres... il dépose ses pierres dans des histoires singulières. Tous ses livres tendent au brio de l’humour et la joie cocasse pour révéler la sédimentation d’une pensée en mouvement fort complexe, dévoilant au fur et à mesure sa trame. Ainsi, la chambre n’est qu’effleurée dans les premières pages du roman. Puis elle se devine : une chambre à gaz. Le narrateur harponne sa mort dans la communication suscitée par elle. Il sait que sa fin terrestre aborde l’arête du gouffre et décide dès lors de tisser sa relation avec Maliochka dans un long monologue d’une centaine de pages. Sublime monologue, par sa langue, par son ironie poétique pour s’achever en un sursaut frénétique de cliquetis : “ils ont fermé la porte. J’ai entendu le bruit des verrous”.


Christian Ganachaud est un écrivain du désert. Exilé dans la foule, paradoxe de l’universalité recouvrée comme tout principe actif en poésie, il est un anachorète (au vrai sens du terme) détourné de toute ordalie, s’inscrivant pleinement dans les maîtres précieux soutenus par Dominique de Roux en son temps (in Le Gravier des vies perdues, Ed. Le Temps qu’il fait, Cognac, 1985 ; 1ère éd. Lettera Amorosa, Belgique, 1974) :
« Il n’y pas de grande poésie sans exil
(...)
Les prophètes d’Israël debout parmi les scènes d’exil

Le développement de cet exil ne concerne pas seulement l’expérience de celui qui le vit, mais la marche d’un monde. »

Pour témoignage de cette prescience de l’exil, nous avons sa langue. Verbe poétique, c’est une langue morte, sans recherche du plaisir de plaire ou déplaire. Car Ganachaud suit son chemin d’écriture dans le sang des destins et du devenir de ses personnages incarnant l’humanité dans ses tares les plus viles. En cette disposition, la critique littéraire n’a pas tort de l'agréger continûment à Léon Bloy. En effet, comme Bloy, les existences ratées et vies misérables, les emportements de ses personnages ou leurs fureurs impuissantes sont autant d’illuminations sensibles. Au demeurant, alors que Bloy éprouve une immense compassion pour les laids, les pauvres, les oubliés, y puisant sa foi, Ganachaud, quant à lui, place dans les humiliés la genèse de sa recherche de la foi, leur allouant le salut des réprouvés devant l’humilité même d’un Dieu doué d’une infinie bonté tolérante. Il les aime ses personnages, parce qu’ils cherchent l’amour et en sont littéralement traversés, bien que le vocable soit châtié. C’est la force de Ganachaud, force brute transpercée par la flamme d’une langue mûrie dans les blés de la faiblesse humaine, ses tâtonnements et ses blessures d’âme. C’est aussi une langue vide et sans salive durant la méditation métaphysique qu’il explore. Une langue en quête d’absolu où le sacrifice de soi estampille le résidu lumineux du sacrifice des corps, d’une exégèse de l’homme / de Dieu dans les périples et désordres historiques du XXème siècle. En chercheur d’absolu, le sel est sa langue, drue et douce en alternance. Jamais baignée de sucre d’où s’éventerait l’exhalaison d’une recherche creuse, artificielle, voire doucereuse de sentimentalité inutile. Ganachaud nomme le chaos et la création mêlés, nous rappelant sans cesse en mémoire les chants X et XI de l’Odyssée lors de l’épisode de la descente aux enfers et de la consultation des morts d’Ulysse.


Tout provient de là : la mort, son espérance. La langue brûle... celle des anges. Pas celle de Ganachaud dont il réfute l’existence. Mais bien son impossibilité de ressusciter s’il n’avait choisi délibérément d’exister en épuisant la matière même de sa langue, son destin tangible, dans la noirceur caverneuse des mots gutturaux et des sens, deux éléments adjointés ne formant pas un troisième élément dès lors qu’il attise une relation plus essentielle entre eux. Comme la Trinité qui occupe Ganachaud dans son oeuvre. Néanmoins il ne jongle guère avec des concepts théologiques pour épier plutôt les choses, les corps et les êtres accomplissant leur destinée dans le lieu propre du jointoiement. Pour lui, en effet, le cadavre de la littérature métaphysique bouge encore, du moins il secoue mille feux annonçant la gerbe de son redéploiement. Le livre paraît un tombeau vide d’où se déterre le corps de celui qui a écrit, non sans nous assouvir dans l’imaginaire théologique de Christian Ganachaud, sa source, sa faconde, son histoire personnelle. Il fait dire cela à ses personnages des Clowns de feu (op. cit., p. 154) :
«  - Nous sommes des personnages de papier ! », hurle Marc.
«  - Nous sommes des personnages du Livre », rappelle un peu plus loin Jean. Marc conclut la tournure fondamentale examinée par l’auteur :
«  - On n’existe que parce que nous sommes possédés par le Livre qui est plus grand que nous, qui est nous et plus que nous ».


Et toute histoire individuelle est appelée à raffermir une théologie de la fougue créatrice. Ganachaud n’écrit pas ; il est écrit au sens le plus décisif du terme. Sa page est suaire; son être et son histoire personnelle instillent ses écrits. Son écriture verticale alimente un parcours désormais, après que les sillons existentiels et les voyages eussent nourri son écriture. Langue de mort, langue visionnaire, Ganachaud extirpe de ses visions une pensée faite de stigmates, de rougeurs : celles de l’histoire d’un lien ténu entre visions et pensée dans la langue poétique. Ganachaud se convainc du triomphe du néant. Il l’hypostasie, en réalité. A l’instar des affirmations géniales d’Ezra Pound contenues dans un entretien de 1962, il n’attend plus rien, ni de son expérience et celles de ses aînés immédiats. La vérité a déjà eu lieu. Elle a connu toutes les trahisons depuis son commencement. A une nuance près sur Pound, l’expérience de Ganachaud reste nourricière. En démesure esthétique, toujours gagnant son pari du livre publié. Il peut en faire un bilan vital tout autant qu’une compilation de lambeaux d’histoires : « J’étais vivant au fond de moi, je vivais dans la mort : les morts vivaient dans la vie. Au-dedans de moi avait vécu un cadavre (...). J’étais mon écriture. Exposé là en pleine lumière, je veux dire une conscience nue, pure. » (Le Bilan, Ed. du Rocher, Paris, p.30-31). L’acte généreux adoube le faire en l’agir dans le livre tiré de soi comme on troue le malin par la prière renouvelée chaque jour. Tout comme l’auteur des Cantos, le poète est prophète et Ganachaud couronne l’oeuvre en ciselant, travaillant le linceul, inlassable, brodeur de sens et d’une littérature verticale importante, commençant d’ériger une épopée, un cycle cohérent ramenant l’esprit contemporain à celui d’une sorte de Moyen âge bien moderne de l’histoire universelle. Ou plutôt d’un Moyen âge débarrassé des scories d’une lecture classique dont il s’épuisait depuis la Renaissance. Mais point d’appui dans l’espace et le temps. Ganachaud possède l’intuition du temps absolu, l’éternité jaillissante tout en sachant nous raconter une histoire. Signalons-le, la première trace de cette épopée a paru dès septembre 2003 en un premier volet des aventures des Frères Ganache à la recherche de Dieu dans son “journal christologique, fragment 1”, dans les pages du journal littéraire Place aux Sens.


Lisons les deux derniers romans : Les Clowns de feu et Soleils froids, parus tous deux aux éditions du Rocher (Paris, 2001 & 2002). Examinons-en succinctement les personnages brossés et les thématiques abordées.


Dans Les Clowns de feu, le duc Zrkg frappe à la porte de la famille Lézard, trompant leur bonheur d’épaves devant le regard d’autrui. Jusque là, la vie des Lézard s’accomplissait dans les rituels du quotidien. La famille Lézard est constituée d’une mère recluse dans les souvenirs et de quatre frères : Matthieu l’hydrocéphale, Luc l’alcoolique, Marc atteint du cancer du côlon et le narrateur épileptique. Dans le malheur d’une vie austère tout entière repliée dans les tares associées aux tares, un Homme doté du pouvoir de ressusciter les morts vient leur réclamer le sol de leur maison moyennant une somme d’argent élevée, les contraignant à l’exil. Il leur faut rebâtir leur maison plus bas, vers le marais puant, transportant à dos d’homme pierres, tuiles et meubles. Il s’agit d’une fantaisie burlesque. Drôle et macabre. Une fantaisie lardée de beauté dans la nudité des violences de la fratrie : sacrifice d’un des frères, profanation de sépultures secrètes sur ledit sol, perte à midi des ombres des frères Lézard, décapitation des anges visiteurs, destruction de la première reconstruction, édification d’une seconde maison sur le toit :
« - On se perd ici pour mieux exister ailleurs, dit Marc. Après tout, personne ne peut nous emmerder car on est insaisissables. On ne peut vraiment nous voir qu’à l’envers.
 - Comme cette maison, dit Jean en montrant la construction. » (p. 125).


La maison recèle en réalité le vertige d’inverser l’axe central autour duquel se pense le monde dans l’immanence accomplie par la révélation de l’amour. Amour attendu bien avant notre genèse propre, avant même son annonce :
« - Nous ne sommes pas à l’envers, fit Luc qui grattait sa dent unique de devant. C’est la maison qui a ses assises dans le ciel, ses fondations sur les nuages. Nous, on a les pieds sur terre, parmi les morts. On est à l’endroit dans une maison à l’envers. » (p. 151).



Avec Soleils froids, nous assistons aux mésaventures d’une fratrie et leur mère, de cinq fils simples d’esprit, des miséreux du cerveau âpres au gain mais suffisamment ingénieux pour organiser la résurrection de leur père, le patriarche, figure du poète maudit ruiné qui les a laissés avec des tares génétiques et des dettes. Jacques est touché par la branlante du porc, Joset par la bavante du mouton, Jude par la vache folle, Simon victime de l’escargot puant et le narrateur, le puîné, malmené par une attaque de bactéries le vieillissant prématurément. Pour survivre aux créanciers, les cinq frères décident de créer de toute pièce la résurrection de leur père et la montrer à la population, tel le Christ à Pâques. Ils annoncent aux villageois que le père a quitté le sépulcre pour rejoindre le Très-Haut, espérant amadouer le croque-mort, l’épicier, le boucher, etc. Ils organisent ainsi des visites de la tombe, un battage médiatique et vont jusqu’à déguiser le frère cadet en ressuscité. Mais la campagne s’avère un désastre. Un commissaire nommé dans les environs le « Maigret de Jésus » (p. 30), un curé peu sûr du dogme, une journaliste pigiste seront les victimes expiatoires des frasques des frangins remuant les artifices de leur catéchisme pris au strict pied de la lettre. Sales et affreux, les frères pataugent dans la fange de l’alcool et l’exégèse biblique hâtive dans le noyau de la folie : « (...) j’ai pu vivre, comment j’ai pu survivre, sinon par la folie elle-même, la folie non pas de désirer l’amour mort, ce qui est finalement facile, mais la mort vivante, miroir du Fils et du Père, moi, là, en plein milieu du reflet. J’étais de toute façon coincé dans la clé de la ruine de notre monde (...), bref, des restes de notre civilisation » (p. 135), explique le puîné de sa folie accoucheuse de révélations. Ces péripéties permettent à Christian Ganachaud d’enfanter des dialogues percutants, un rythme de la phrase hors du commun le hissant parmi les meilleurs dialoguistes de la littérature française contemporaine. De plus, notre auteur portraitise à charge le procès de l’esprit mercantile, y compris celui de l’institution religieuse, dressant là au travers de la fiction l’un des plus beaux plaidoyers pour une remise à plat du message spirituel. Farce, satire sociale et politique, Soleils froids gagne aussi en visions apocalyptiques sur ce que pourrait bien devenir notre monde confronté aux désastres du laisser-aller idéologique libéral asseyant les fondements des nouvelles guerres de repartage. Ganachaud ressent ici une compassion pour les faibles qui ne lui était pas coutumière dans ses précédents romans. Ailleurs, les réprouvés sont aimés de lui. Mais c’est avant tout parce que Soleils froids préfigure l’assemblage organique du viatique qui se détériore (l’hystérie de la croix, par exemple, « ne vient pas du dieu mais de l’homme », cf. p. 64), le récit de l’Eden perdu d’où la pureté morale se reconquiert chèrement dans le sang du sacrifice de soi. Ainsi, les visions du puîné, jouant le rôle du père « immortel » devenu cénotaphite, ancrent toute la verticalité essentielle de Christian Ganachaud... enfin ! voici l’homme prenant le risque d’un engagement chrétien authentique. Par-delà les revers de la religiosité dépoitraillée... un Christian Ganachaud irrémédiable adversaire de la bigoterie dominante, admirable partisan d’une foi révélant la liberté d’être, fait unique dans le paysage littéraire actuel :
« Que reste-t-il des évangélistes, après deux mille ans, et des frères de Jésus, Jude, Joset, Simon et Jacques, l’aîné ? Et moi, le puîné ? Des êtres rescapés des camps, des génocides, d’Hiroshima, d’Auschwitz, des charniers ? Non pas des êtres en fuite perpétuelle, mais des chercheurs d’un Dieu qui aurait semblé tourner sa nuque à la lumière. La question de Dieu ne m’a jamais effleuré, c’est la question de l’homme qui m’a toujours troublé. Dieu s’est retrouvé dans les camps, avec l’homme. Je ne me suis jamais demandé où était Dieu, même de dos, mais toujours où était l’homme, même et surtout de face. Devenant cénotaphite, j’ai trouvé la face de Dieu et j’ai trouvé la face de l’homme : c’est-à-dire que j’ai pris en moi le risque du miroir ». (p. 154).


Ecrivain en quête des Justes, Ganachaud est à l’affût de la langue de la Passion ultime, à savoir le Golgotha et la Résurrection. Le reste n’est plus rien. Tout n’est qu’amour dans ses livres ; le feu de sa langue devient une percée, un muscle agile cloué où flamboie l’esprit saint incarné en une prose du monde dans les échecs des hommes, dans les oublis d’un Dieu quelques fois assoupi. Dès lors, son étude du nihilisme lui permet de refondre la face métaphysique de sa pensée, renouant avec le désir de bâtir un humanisme crédible, une lumière qui goutte de larmes de sang. Une table des espérances, en somme.


Osons. Nous aimons Christian Ganachaud et son oeuvre en mouvement. Nous le plaçons haut dans notre panthéon littéraire. Il est un phare. Doué et travailleur, il est l’un des écrivains les plus brillants de sa génération, l’un des plus primordiaux à lire pour les années à venir. Dussé-je devoir paraître harangueur ou pythie, je ne crains pas d’inviter sans réserve les lecteurs à goûter sans modération ses livres. C’est qu’il exerce une attraction. Tous ses livres nous sustentent : il nourrira le mécréant et le croyant, l’incroyant et la religieuse, l’adversaire et l’ami du christianisme. Ecrivain singulier, chrétien affirmé, il concilie les contraires, pacifie les murets et bastions. Il rassemble. Il unifie les grandes religions monothéistes et leurs visions respectives.


Diantre !, c’est une évidence nue, dans cent ans, notre descendance mémorisera l’année 1958 pour deux faits majeurs : la Constitution de la Vème République et la naissance de Christian Ganachaud, fils de Guy, poète et écrivain. De là se balayeront d’elles-mêmes les anecdotes, comme l’année de l'aménagement à la Madrague de Brigitte Bardot dont on va nous rabattre les oreilles livresques sous peu. Dérisoires et fugaces seront jugées les rixes germano-pratines ridicules ou les petits écrits de circonstance qui véhiculent la médiocrité d’une égoïté fictionniste seulement fondée sur les prouesses horizontales de ces dames, de ces messieurs, faute de génie pour franchir les brisures de la littérature verticale. De cette littérature qui anoblit tout lecteur, qui l’enrichit, et surtout ne le prend pas pour un acheteur.


Trouvez-vous ces propos démesurément immodestes ? Peu m’importe, Ganachaud m’inspire Pound pour motiver mon parti : « Ce que tu aimes bien demeure, le reste n’est que cendre (...) Ce que tu aimes bien est ton seul héritage », nous enseigne quelques vers des Cantos. Avec un livre de vie de Ganachaud, nul doute, le lecteur nage dans le bonheur et briguera quelques réponses aux difficultés éternelles (que tous nous nous posons tôt ou tard) et qu’il nous communique. Car il se pourrait qu’il soit sans le savoir l’homme creuset de Dean Moriarty (alias Neal Cassidy) et Sal Paradise (alias Jack Kerouac) aux portes de la libération de la parole, de la foule, de lui-même, homme et écrivain céleste répondant à nos interrogations séculaires sur la libération totale : « Les difficultés, tu vois, c’est le terme générique qui désigne ce en quoi Dieu existe. L’essentiel c’est de pas se laisser coincer. Ma tête tinte ! », dévoile Dean / Jack Kerouac (éd. op. cit., p. 171) à l’instar du puîné de Soleils froids qui, lui, relève la clef de voûte des charpentes humaines bien nées : « Ils comprirent qu’on ne vit pas la vie, mais qu’on l’expérimente, et, pour certains, l’expérimentation est fatale » (p. 167). Christian Ganachaud, vous lire devient une expérience fondamentale... poursuivez, triomphez !


Olivier Pascault

[article paru dans le journal Place aux Sens, n°7, 2003]




· Soleils froids, Ed. du Rocher, Paris, 2002, 167 pages (14 euros).

· Les Clowns de feu, Ed. du Rocher, Paris, 2001, 163 pages (14 euros) - Prix Grand Chosier.

· Un Bilan, Ed. du Rocher, Paris, 2000, 59 pages (5,18 euros).

·  La Chambre, Ed. du Rocher, Paris, 1997, 96 pages (9,76 euros).