mercredi 26 septembre 2012

Deux contes pour le Cantal : Guigot & Michelson


Pont de La Roquebrou, juillet 2011.

Plénitude dans la simplicité

Jean-Yves Guigot


La fraîcheur gagnait les hauteurs auvergnates après un après-midi caniculaire. Les belles étendues du Cantal accueillaient alors une bande de joyeux vacanciers qui, après un copieux repas où les plus belles Salers avaient offert une viande savoureuse et avec leur lait un fromage délicieux, allèrent faire une promenade digestive ponctuée d’une partie de pétanque.
La soirée avait la calme langueur qui nous pénètre par tous les pores et nous donne la vive certitude que rien ne nous sépare de cet air qui nous traverse, de ces chants d’oiseaux et de branches remuant en cadence dans l’envol du vent qui doucement souffle sur Siran.
La partie de pétanque se déroula tard après la nuit tombée, les joueurs ayant profité de l’éclairage municipal. Non loin du terrain montait la lune près d’un arbre dont dans la nuit on ne pouvait distinguer l’espèce, mais dont deux d’entre les branches semblaient soutenir l’astre et l’élever telle une offrande mystique aux regards qui sauraient en comprendre le symbole.
Gorgés de beauté et de bien-être, les joueurs repartirent avec cette joie que donne la pleine symbiose avec la nature et l’instant vécu, même le plus simple, quand on sait la voir avec un étonnement sacré…

J.-Y. G.
(nouvelle parue dans la revue L'Authenticiste, n° 11, automne 2011.)


Eglise de Siran, 2010.



 Boules de vie

Daniel Michelson


A Yannick G., que la confiance vienne…

A Siran, le jour se lève. Les heures s’égrènent sous la chaleur de cet incroyable juillet que plus d’un cantalou considère exceptionnel, l’oeil levé sur le thermomètre. Tôt le matin, les champs parfumés des blés et maïs brûlés parviennent jusqu’à nos narines.
Lire, se promener, dîner n’est rien. Ou si peu. Car survient le moment où les joues se crispent sous les sourires de nos plaisanteries. La soirée commence. Les amis s’apprêtent. Pour eux, tout réside dans le choix du soulier. Ma fille porte les deux valises renfermant les précieuses boules d’acier. C’est le signal. La main propre est un atout. Pour enrouler du poignet, chacun se frotte en conscience sa poigne préférée. Nous traversons le village, les maisons ouvertes sur un poste de télévision, une odeur de soupe, son musée de l’accordéon tout près du logis. Et puis la petite église du XVIIIème siècle où je jette mon regard sur un joli Jésus en croix, espérant que le cochonnet sera notre roi ce soir encore. Au fond d’un chemin bordé de pieds de lavande, les trois pistes de sables fins sont libres. Deux équipes de trois se forment.
Ma fille et le grand gaillard à moustache sont mes partenaires, deux sacrés partenaires que je motive. Lui, il place ; elle, elle tire. Moi, j’affine. Comme mon alter ego, Le Poète. Il joue ce soir en compagnie de son épouse, l’Eve, et la vieille tante. Elle m’énerve, celle-là. Lente comme un troupeau entier de chèvres en pente sèche, elle marque pourtant de magnifiques points. La femme du Grand est promenée par Angéla, la chienne de la famille.
La partie est lancée. Les regards tour à tour sévères et joyeux.
Et ça dure, et ça coince, et ça se relance. Chaque joueur est concentré. Nous ne percevons pas la nuit avancer.
« Ils sont forts, ce soir », me dis-je.
La pénombre menace nos scores. Ma fille tire. Elle enfonce les placements de nos adversaires. Le Grand bafouille un « j’vais pas y arriver ». Je lui réponds par une chiquenaude morale : « tu crois en moi, tu le feras ». L’Eve sourit, « O mon Père, tu lui mets la pression, c’est bien pour nous ».
Et il place, mon diablotin ! Nous reprenons l’avantage. A moi. J’hésite. Ma décision est prise, je me dirige vers le casier électrique fermé à clef. Je le crochète, mon Suisse me sert à tout.
« Que la lumière soit », s’exclame Le Poète.
Les rires vont bon train. Une fois de plus, mes gestes les amusent.
J’ai encore mes trois boules. De belles billes d’acier lourdes, anciennes et me venant de mon père. Si je suis déterminé, mes acolytes et moi, nous emporterons la partie. Ma fille m’encourage. Le Grand ne veut pas regarder.
Gagné, la pétanque sera toujours un concentré de lavande.

D.M.
(nouvelle parue dans la revue L'Authenticiste, n°11, automne 2011.)




Le Puy-Marie, juillet 2010.








Maurice Leblanc - "L'argument" (nouvelle inédite)

L'Argument
(nouvelle)

Maurice Leblanc



Tournant la tête vers l'épouse coupable, il montra sa figure blême où des larmes suivaient le triste chemin des rides et descendaient jusqu'à la moustache grise. Et il murmura :
- Pourquoi... pourquoi m'as-tu trompé ?
Elle se taisait, le regard insolent, presque fière de l'aveu cynique dont elle venait de le cingler en pleine face ?
Cette obstination dédaigneuse à ne point se défendre le mit hors de lui :
- Mais parle donc, explique-toi...
Debout devant elle, il la menaçait du poing:
- Oui, pourquoi, pourquoi sacrifier ton bonheur, le mien, l'avenir de l'enfant ? Il n'est pas mieux que moi, cet individu ! Plus jeune, certes, mais pas de distinction, une sorte d'ouvrier, une brute... En outre, tu n'as rien à me reprocher. De l'argent, tu en as, et des chevaux, des voitures, du luxe. Alors quoi ? ta chair, peu-être, les besoins de ta chair ? C'est cela ? Oh, la gueuse !...
Il l'empoigna comme pour l'écraser contre lui. Mais, sous le peignoir, il sentit le corps souple de la jeune femme, ses seins libres et lourds. Et il tressaillit de désir.
- Ainsi, c'est pour des caresses que tu t'es livrée. Que ne m'en demandais-tu ? Nous restions des semaines... Est-ce que je savais, moi ! Si tu me l'avais dit, je t'aurais contentée, aussi bien que lui, mieux que lui... Au fond, ce qu'il fait, je le fais... La joie qu'il te cause, je te la cause, il n'y a pas deux manières...
D'un coup sec, il lui enleva son corsage :
- Ta poitrine, je l'aime, je l'admire comme lui... ce baiser de mes lèvres vaut bien son baiser. Il est fort, puissant ! Et moi ? Crois-tu que mon désir n'est pas égal au sien, et que je ne puisse te posséder malgré toi, te violer ?...
Il la renversa d'une main, de l'autre, lui arracha ses vêtements. Et il bredouillait :
- S'y prend-il autrement ? Non, hein ? Pas mieux, en tout cas... la preuve... la preuve, c'est que... ah ! la gueuse... tu n'y goûtes pas plus de plaisir... avoue-le...
L'étreinte finie, il lui planta ses yeux dans ses yeux, et dit avec un accent de triomphe :
- Et puis après ?... Que fait-il de plus que moi, ce monsieur ? Que fait-il qui puisse excuser ta faute ?
Elle répondit simplement :
- Il recommence.
Il baissa la tête, vaincu.


Maurice Leblanc

(L'argument, nouvelle, IN
Maurice Leblanc - 50 inédits,
Les Editions de l'Opportun, Paris, octobre 2012, p. 49).



[commentaires Olivier Pascault :

Mercredi 26 septembre -
Véritable découverte impromptue, due à une attachée de presse sous l'emprise des blogs qu'elle observe, me voici lecteur depuis hier à réception de ces nouvelles inédites de Maurice Leblanc. Normand, et donc disciple tout à la fois de Flaubert & Maupassant, l'auteur du célébrissime personnage de la "littérature 813" - ou Polar -, j'ai dit Arsène Lupin, cet excellent lecteur des nouvelles de Maupassant, Maurice Leblanc a fait paraître dans le Gil Blas, Le Gaulois, etc., des nouvelles sensibles où femmes et individualisme sont réduits à ce qu'ils sont devenus en son temps : deux tragédies de l'évolution lente et durable du monde.
Pourquoi s'occupe-t-il ainsi d'observer, littérairement, les femmes ?
Leblanc les veut libre et indépendantes. Il les saisit, en ce sens, comme des êtres pouvant s'épanouir dans la jouissance sexuelle sans tabous ni fers. Même lignée en amour. En bref, librement. D'où sa plume acerbe, limpide et dangereuse pour décrire des femmes qui, en apparence libres, se font les prostituées de leur propre possibilité d'ascension morale.
Si cet aspect ténu peut entraîner des hauts de le coeur dans les esprits sucrés de nos années 2000, chez Leblanc, il est d'abord marqué par une critique résolue de l'individualisme. C'est qu'il perçoit l'amoralisme pervers de l'égoïsme social qui surgit en France au moment de la pénétration subreptice de la révolution industrielle.
Il y a de la joie à lire ce Maurice Leblanc trop méconnu. Et pour l'heure, pour près de 360 pages et n'en ayant lu que 120, je ne peux m'exprimer ici davantage sur ces textes. A suivre...]

Citation / Enrique Serna


"Nous sommes dans l'ère de l'imposture, chéri.
L'art est mort depuis que nous avons mis un prix dessus".

Enrique Serna, IN Amours d'occasion.

[Cornelius Castoriadis a vu plus justement
l'ère de l'insignifiance portée aux nues]



mercredi 12 septembre 2012

Paul Ricoeur et un Rembrandt

Pour Paul Ricoeur, "Aristote contemplant un buste d’Homère" de Rembrandt, << symbolise l'entreprise philosophique telle que je la comprends. Aristote, c'est le philosophe, comme on l'appelait au Moyen Âge, mais le philosophe ne commence pas de rien. Et même, il ne commence pas à partir de la philosophie, il commence à partir de la poésie. Il est tout à fait remarquable, d'ailleurs, que la poésie soit représentée par le poète, comme la philosophie est représentée par le philosophe, mais c’est le poète qui est statufié, alors que le philosophe est vivant, c'est-à-dire qu'il continue toujours d'interpréter. Le poète est en quelque sorte recueilli dans son oeuvre écrite qui est représentée par un buste (...) >>.